/// Végétaux voyageurs ///
Nouvel article du 1er Mars 2020
Je suis bien revenue en France et j’y serai jusqu’au 12 novembre
Organisons donc des ateliers! C’est facile
Les végétaux n’ont pas de jambes, mais ils voyagent tout de même beaucoup. Comme tout ce qui est utile voyage, les plantes médicinales et tinctoriales sont donc de tout temps de grandes compagnes des voyageurs. Les végétaux traversent ainsi des continents et des océans…
Il y a tant à dire sur les végétaux voyageurs, je vais devoir me concentrer sur les plantes et insectes tinctoriaux voyageurs… Les végétaux et les animaux à fibres ont aussi beaucoup voyagé, sans doute mériteront-il un prochain article.
Un peu d’histoires de végétaux voyageurs
De tout temps les végétaux se sont ingéniés à développer des systèmes pour répandre leurs graines et donc à se multiplier sur des surfaces de plus en plus grandes. Ils ont souvent recours à l’aide des animaux, éventuellement de l’homme, parfois à son insu…
Les documentaires de Jean-Marie Pelt, par exemple, donne une idée de cette ingéniosité.
Certains végétaux ont ainsi fait le tour du monde, ils sont dotés d’une histoire précieuse qui les relient intimement aux textiles traditionnels.
Préhistoire
À Monteverde, près de Puerto Montt, au Sud du Chili, a été découvert un lieu habité depuis plus de 15.000 ans (traces les plus anciennes d’occupation humaine en Amérique Latine), avec de très nombreux restes organiques en très bon état de conservation. Il y avait notamment des restes de viande de mastodontes et de camélidés, des cordons de fibres végétales et des plantes notamment médicinales. Celles-ci ont été étudiées et proviennent de plus de 40 km du lieu où elles ont été trouvée.
Il ne s’agit pas encore de plantes tinctoriales. Mais, bien que les nomades ne transportent que l’indispensable, ils ont emmené avec eux ces végétaux médicinaux de même que d’autres comestibles (entre autres des pommes de terre).
Plus récemment, en Europe, au bord du Lac de Neuchatel, en Suisse, dans les restes d’un village lacustre néolithique, ont été trouvés des graines de sureaux hièbles toxiques. Ces végétaux sont utilisés en teinture, comme l’indique Dominique Cardon.
Antiquité et ses végétaux tinctoriaux
Normalement la gamme de couleur naturelles peut couvrir tout l’arc-en-ciel, comme je le commente dans un article récent. Cependant, des produits tinctoriaux exotiques avaient beaucoup de prestige et voyageaient en suivant les mêmes voies que la soie et les épices…
Mais en réalité, on se limitait souvent au jaune, au rouge et au bleu d’indigo.
Le rouge notamment, qui était la marque des élites, voyageait beaucoup. Cependant, il n’était pas seulement produit à partir de végétaux. On a eu recours à des insectes bien sûr, mais aussi à des coquillages, les murex…
Les coquillages
Ces coquillages étaient travaillés assez loin des villes, car leur pourriture produisaient des odeurs assez nauséabondes, les villages de teinturiers étaient donc mis à l’écart. Le terme latin pour désigner les teinturiers « infectores » est très significatif.
Je l’ai compris lorsque j’ai fait mon propre essai avec les « locos » et les « locates » de Taltal (Chili), après 15 jours de fermentation dans leur bouteille. Heureusement, j’ai fait l’essai à l’extérieur près d’une source.
Les insectes voyagent aussi
Le Kermes
Cet insecte parasite de certains chênes méditerranéens donne de très prestigieux rouges réservés aux familles royales et aux autorités ecclésiastiques. Vu la zone limitée de production, cela a dû voyager à travers toute la Mer Méditerranée et vers le Nord de l’Europe.
Les cochenilles polonaise et arménienne
Ces cochenilles donnaient des rouges carmins, elles étaient collectées dans les prairies et les marécages et voyageaient aussi à travers l’Europe.
Les végétaux
Les végétaux tinctoriaux plus voyageurs sont sans doute la garance pour le rouge, et l’indigo, pigment présent dans plusieurs plantes.
Cependant, les végétaux tinctoriaux qui donnent du jaune sont beaucoup plus courants. De nombreuses « mauvaises herbes » donnent des jaunes, mais la gaude a certainement voyagé, car elle se place au-dessus de toutes les autres sources de jaunes.
Il faut voir que de nombreux arbres fruitiers connus en Europe actuellement, par exemple, proviennent d’Asie Centrale ou de Chine. Il en est ainsi des pommiers, des poiriers, des cerisiers… J’en oublie beaucoup.
Tout ce que je viens de raconter ne concerne que l’axe Europe-Asie.
Nous n’avons malheureusement que peu de données concernant les Amériques, l’Afrique et l’Océanie où bien sûr, les teintures naturelles se sont développées très tôt.
En effet, le textile le plus ancien teint en indigo, provient du Pérou et date de de plus de 6000 ans.
L’histoire textile est très ancienne et très développée en variété et en qualité. Les colons espagnols ont été très surpris lors de leur arrivée au Mexique et au Pérou…
Je suppose qu’il y a des trésors semblables en Afrique et en Océanie. Comment les découvrir?
Les lichens
Les lichens à orseille qui donnent de jolis roses, malheureusement peu solides, voyageaient beaucoup depuis leurs lieux de récolte jusque chez les teinturiers. Combien d’étapes ?
Les minéraux aussi voyagent
Les minéraux voyagent depuis longtemps… L’alun, mordant incontournable en teinture, est produit généralement dans des régions volcaniques, parfois en plein désert. Il doit donc souvent être transporté jusqu’aux zones de teinture.
Dominique Cardon en parle assez longuement dans ses livres…
Moyen-Âge
On voit que Marco Polo, dans ses voyages, s’intéresse beaucoup aux teintures et aux textiles sans donner trop de détails.
Abandon du kermes
Avec l’effondrement de l’Empire Romain, les axes de commerce se modifient.
Puis, avec le développement du monde musulmans, le commerce méditerranéen devenait de plus en plus compliqué.
Le kermes tombera peu à peu dans l’oubli. Il sera remplacé par la garance des teinturiers (Rubia tinctorum) et d’autres rubiacées dont les racines donnent de magnifiques rouges.
Maintien des cochenilles du vieux monde
Les cochenilles du vieux monde se maintiendront, en baissant nettement après la « découverte » des Amériques par Cristophe Colomb. Car l’importation de la cochenille du Mexique et du Pérou va bouleverser le commerce des cochenilles et les techniques de teintures.
Disparition de la pourpre
Alors, la pourpre essentiellement produite sur les côtes orientales la Méditerranée et dans la zone de l’ancienne Carthage est délaissée. Elle devient difficilement disponible, d’autant plus que les coquillages surexploités deviennent rares.
Mais, cette couleur sera obtenue par la combinaison de bains de garance et d’indigo. Cette technique, des faussaires de l’antiquité la connaissent déjà, elle sera alors généralisée.
La garance
D’habitude, on pense à la merveilleuse garance des teinturiers (Rubia tinctorium). Mais, celle-ci a une cousine très intéressante, la garance voyageuse (Rubia peregrina). Elle voyage en s’accrochant aux vêtements, tout comme le font les gaillets, souvent tinctoriaux, eux aussi. On la trouve parfois près des anciens champs de culture de garance des teinturiers. Ses racines teignent aussi…
On a retrouvé une racine de garance dans la tombe d’une reine norvégienne dans les années 800 après JC. Il serait plutôt étonnant que cette plante aie poussé en Norvège. La zone de culture la plus septentrionale serait sans doute les Flandres.
L’indigo
Isatis tinctoria, le pastel ou guède, a été une des premières sources de bleu en Europe. Les autres continents possèdent une grande variété de plantes à indigo.
L’indigo du pastel était déjà exploité par les Celtes, entre autre pour des peintures corporelles, comme le note Jules César dans son récit sur la Guerre des Gaules.
Cet indigo fera la richesse d’une bonne partie du Sud de l’actuelle France, notamment de la région de Toulouse. L’expression « Pays de Cocagne« , fait d’ailleurs référence aux coques préparées à partir du pastel fermenté, mis en boule et séché.
Renaissance
Outre ces produits traditionnels, avec le développement des voyages en Asie et la conquête de l’Amérique, de nouveaux produits tinctoriaux vont faire leur apparition en Europe.
Bois rouges
D’Asie, puis des Amériques ont ramène des bois rouges, qui souvent ne sont pas considérés grand teint, mais participent de nombreuses recettes de teintures dans les gammes de rouge.
L’un des plus connu était traditionnellement rapporté des Indes sous le nom de brasil, bois de braise. Quand les Portugais parvinrent aux côtes du Brésil, ils découvrirent un arbre très semblable. Ils l’ont appelé Pau Brasil ou bois de Permanbouc (Caesalpinia echinata). C’était une des premières richesses exportées de ce nouveau territoire. De là, provient le nom du Brésil.
Ce bois est encore aussi utilisé pour fabriquer des archets de violons. Il s’agit d’une espèce protégée et rare du fait de sa surexploitation.
Il existe de nombreux autres bois rouges qui ont été importés en grandes quantités en Europe.
Bois jaunes
Outre les bois rouges, de nombreux bois jaunes tels que les fustets s’importaient en quantités impressionnantes aussi bien d’Asie que d’Amérique.
Tous ces bois devait être réduits en poudres ou en copeaux pour en tirer le maximum de colorants. C’était tout une industrie.
Cochenille d’Amérique
La cochenille d’Amérique, contrairement à la polonaise et l’arménienne est élevée. N’étant plus sauvage, elle n’a plus autant besoin de se protéger, Elle produit donc moins de cire protectrice, cette cire protectrice posait de nombreux problèmes aux teinturiers des temps anciens, elle provoquait des taches sur les textiles…
Le colorant, l’acide carminique est donc plus concentré, d’autant plus que la récolte se fait au bon moment, et éventuellement deux fois par an si les conditions le permettent.
Cette arrivée brusque d’une grande quantité de matières tinctoriales de meilleure qualité a totalement bouleversé l’économie des régions de récolte du kermes et des anciennes sources de cochenille.
La découverte que le mordançage à l’étain permet d’obtenir des couleurs plus proche des écarlates de kermes, encouragera son usage.
Des règlements ont vite essayé d’interdire cette nouvelle cochenille, comme le décrit très bien Michel Pastoureau dans ses nombreux livres, entre autre dans « Rouge, histoire d’une couleur« . Mais, les règlements sont faits pour être contournés…
Indigofera
Les diverses espèces d’indigofera, provenant des régions chaudes. Celles-ci provoqueront un second bouleversement économique. Là, au lieu d’importer de la matière brute, on ramènera le pigment déjà extrait sur leur lieu de production. Il provient notamment d’Asie, d’Inde et du Bangladesh. Mais il y avait aussi des cultures et de l’extraction d’indigo à La Guadeloupe. Dans ces pays leur culture en lieu et place des cultures vivrières provoquera de nombreuses famines et révoltes.
Là aussi, des règlements tenteront de limiter l’invasion en France, mais ce fut en vain. Michel Pastoureau en parle longuement dans ses livres et notamment dans « Bleu, histoire d’une couleur » où il donne de nombreuses anecdotes sur le nouvel indigo diabolisé.
Temps modernes
À cette époque, la cochenille et l’indigo importés s’imposeront dans les ateliers de teintures, grâce à des améliorations des procédés de teintures. Les anciens règlements s’assouplissent devant les nécessités économiques.
C’est le moment d’un grand développement de recherches, tant de la part des teinturiers dans leurs pratiques que de la part des chimistes. Ces derniers s’intéressent beaucoup au sujet de la couleur et tentent d’améliorer les procédés.
L’industrie textile est en plein développement et le domaine de la teinture doit suivre le rythme. La concurrence est rude en Europe et de nombreux espions sont envoyés pour découvrir des secrets de teintures…
Bois de Campêche
Le grand nouvel arrivant, aussi accusé d’être petit teint, est le bois de Campêche, à l’origine provenant du Mexique.
Il donne de jolis violets et des bleus réputés peu solides. Il est vrai qu’il est difficile de faire mieux que l’indigo dans ce domaine.
Un nouveau procédé de mordançage au chrome permettra d’obtenir de très beaux noirs relativement solides. Ils étaient jusque là très difficiles à obtenir, en multipliant les bains de teinture.
L’industrialisation
L’industrialisation de plus en plus rapide du textile exige des quantités chaque fois plus importantes de végétaux et autre matériaux tinctoriaux.
L’indigo
La culture de l’indigo s’est beaucoup développée jusqu’à l’apparition du Bleu de Prusse et des autres couleurs de synthèse.
Apparition des colorants de synthèse
Les nouvelles couleurs de synthèse apparaissent, depuis la découverte de la mauvéine par Perkin en 1856. Elles concurrencent de plus en plus durement les végétaux tinctoriaux voyageurs. Leur transport et leur usage est beaucoup plus facile. Leurs défauts apparaîtront seulement plus tard. Peut-être trop tard, il devient difficile de se passer de ce à quoi on s’est habitué.
Par exemple, en une dizaine d’années, l’Allemagne qui était grosse importatrice de matériaux tinctoriaux est devenue exportatrice. Le bouleversement a été d’autant plus rapide que la demande était grande.
La production de végétaux tinctoriaux à donc dû décroître, jusqu’à jouer un rôle insignifiant.
Et maintenant, les végétaux voyagent encore
Ils voyagent encore un peu pour les amateurs comme moi. Mais, je vais devoir partir à leur rencontre, avant qu’ils ne disparaissent complètement. Il faudrait pouvoir les resemer au plus vite pour maintenir les traditions…